Le square, la mobylette et quelques kilos de mercure

Je me promenais avec mes deux bambins près de chez ma mère quand je l’ai vu.

Je ne dirais qu’il essayait d’attirer l’attention. Il n’était pas près de nous. Ni loin d’ailleurs. Disons qu’il était là sans être là. Il marchait en périphérie de ma vision telle une tache à proximité de la monture d’une paire de lunettes.

C’est quand je l’ai revu cinq minutes après, et à peu près à la même distance, alors que nous n’avions pas bougé de ce square que je me suis demandé ce qu’il trafiquait.

J’ai commencé à le surveiller du coin de l’œil. Mollement (on était dimanche, faut pas pousser non plus).

Puis, je l’oubliai, concentré que j’étais sur le fait de savoir si oui ou non, mon fils avait battu le record du monde de traversée de square en vélo sans roulettes. Le verdict était sans appel : il lui avait manqué quelques millièmes de semaines. Ce serait pour une prochaine fois.

Alors que nous sortions du square, à la recherche de nouveaux records à ne pas battre de justesse, et que cette parfaite journée parfaite était presque parfaite (modulo cette absence de record, donc), je tombai nez à plexus avec mon inconnu – il me dépassait de 15 bons centimètres.

Il était là, devant moi.

Je bafouillai un vague « bonjour monsieur, vous cherchez quelque chose ? », notant au passage qu’il n’avait rien dans les mains – il n’avait sorti ni couteau ni carte Michelin.

Et là, subitement sans que je comprenne pourquoi. Il enleva son bonnet.

Je demeurai interdit.

S’agissait-il d’un signe universel que j’aurais dû reconnaître ? Un symbole de ralliement ? Une sorte de « Ugh » mais pour les banlieusards non indiens ?

Il coupa court à mes interrogations en me disant subitement :

– Fabien Muller.

Ce n’était pas une question. Il me disait juste qu’il me connaissait.

Alors, je fais un aparté qui me paraît utile à la compréhension générale de cet épisode de vie. Il est important de noter que je n’ai aucune mémoire des visages. C’est bien simple, il m’arrive parfois le matin de dire « c’est qui ce connard ? », avant de m’apercevoir que je suis devant le miroir de ma salle de bains.

Comme vous le voyez, le mal est profond.

Bref, je ferme la parenthèse (et l’aparté par la même occasion).

Je fis un effort de mémoire. Mais pas trop (on était dimanche, faut pas pousser non plus).

Mes enfants avaient arrêté leur agitation permanente et tentaient de comprendre le duel qui se déroulait devant leurs yeux.

J’ouvrai de nouveau la bouche pour lancer un pathétique :

– Je suis désolé, je ne reconnais pas le bonnet.

– Raphaël Mercure, me dit-il en me tendant la main.

Et là, un tsunami de résidus du passé m’a submergé.

Raphaël Mercure, le fils du dentiste. Oui, du dentiste (les plus anciens auront fait le rapprochement avec le mercure).

Un camarade de lycée, donc. De seconde pour être précis.

L’année 1989.

Les années walkmans auto-reverse. Les soirées. La musique de merde (coucou Roch Voisine).

Et surtout les filles.

Je ne mentirais pas des masses en avouant qu’à l’époque on ne pensait guère qu’à ça.

Profondément crétin et tristement vrai.

Nos existences se jouaient dans cette distance qui nous séparaient d’elles et dans la compréhension du processus qui nous permettrait de la réduire.

Et tandis qu’il m’expliquait ce qu’il était devenu, car nous ne nous étions pas vus depuis 35 ans (putain, mec, t’es plus balaise que moi en reconnaissance faciale), je n’arrivais pas à m’enlever de la tête cette fille qu’il poursuivait à l’époque de ses assauts maladroits.

Sandrine Eclair.

(pas trop sûr de l’orthographe, mais vu le nombre de gars qui avaient le coup de foudre pour elle, ça fera bien l’affaire).

Je me souviens de sa mobylette qu’elle ne quittait jamais quand elle sortait de chez elle. C’était une sorte d’animal domestique qu’elle accompagnait pour aller uriner sur les jantes des voisins.

Indissociables elles étaient.

Je me souviens de ce bruit. La signature sonore de ce fidèle destrier qui geignait quelques soubresauts péteux et sporadiques. On l’entendait débarquer avant de la voir, la belle Sandrine surmontant ces flatulences carbonées.

J’avoue, avec le recul, que moi aussi je m’intéressais à elle. Comme tout le monde. Je ne sais pas ce qui me plaisait en elle. Sans doute le fait qu’elle, elle ne s’intéressait pas aux autres. Elle poursuivait sa destinée et nous n’en faisions pas partie.

Raphaël, lui, s’accrochait.

Il avait choisi cette technique de drague bien connue des losers du rapprochement sentimental : l’assistance au devoir.

En gros, comme il était moins nul qu’elle dans la plupart des matières, il l’assistait pour qu’elle s’améliore.

Evidemment, il n’allait nulle part et ça faisait six mois qu’elle progressait en maths tandis qu’il se morfondait dans sa solitude tout en tentant de convaincre la terre entière que travailler avec elle était, pour lui, avant tout un plaisir.

Mytho.

Puis, il y eut cette soirée.

Une soirée comme tant d’autres à l’époque.

Invité dans une maison où je ne connaissais pas grand-monde, je faisais le malin en me moquant des gens et buvant du jus de fruits (à l’époque, je ne buvais pas une goutte d’alcool – je sais que c’est peu crédible mais c’est vrai).

A un moment de la soirée, je montai à l’étage et il y avait une discussion autour d’un mec qui jouait de la guitare (à l’époque, je détestais les mecs qui jouaient de la guitare – surtout s’il jouait du Roch Voisine). Quand tu ne sais pas faire le ménage, tu détestes les aspirateurs. Alors, imagine quand c’est des aspirateurs à meufs.

Bref, je décidai de m’asseoir quelque part, histoire de prendre part à l’admiration collective de ce crétin à doigts.

Et là, sans raison, Sandrine Eclair arriva. Elle me vit et vint s’asseoir sur mes genoux.

Sur mes genoux.

Rien que d’en reparler, j’en tremble du clavier.

Bordel, à l’époque, une meuf qui s’assoit sur les genoux d’un pote, ça pouvait me servir d’inspiration pour au moins six mois de rêves érotiques, alors imagine quand c’étaient les miens (ça y est, je sue).

Je me mis à faire la seule chose que je savais faire à l’époque : des blagues et dire du mal des autres (on se refait pas).

Elle commença à rire et à mettre son bras autour de mon cou. Je crois me souvenir que je ne savais pas trop quoi faire des miens. J’avais l’impression d’avoir des membres en trop (calmez-vous les amis, je parle que des mes bras et de mes jambes, hein). Disons que je me serais senti plus à l’aise en homme-tronc.

Donc voilà, un moment, elle me dit :

– Non mais tu comprends, j’ai déjà un mec… enfin, je peux pas en avoir deux, tu vois ?

En fait, je ne voyais pas du tout, car tout ce langage m’était, à l’époque, totalement étranger. Je n’ai pas beaucoup progressé, me direz-vous, même si j’ai réussi à me reproduire sur un malentendu, mais là n’est pas la question (on parlera de mon moi présent un autre jour).

Et donc, je l’écoutai, en échafaudant des millions de plans dans ma tête (allant jusqu’à imaginer provoquer en duel ce « mec » que je ne connaissais pas et qui, apparemment, était devenu mon rival en deux minutes et trente secondes).

Pendant ce temps-là, mes membres supérieurs avaient retrouvé un peu d’audace et l’un de mes bras était négligemment (acteur, c’est un métier) posé sur une de ses hanches quand tout à coup, je vis une tête émerger de l’escalier qui donnait directement sur les combles où nous étions.

Raphaël Mercure.

Tel un robot tueur venu du futur (bon là, il vient du passé, mais on va pas chipoter), sa tête a pivoté pour voir qui était là et il est tombé sur moi et sur Sandrine Eclair. Négligemment posée sur mes genoux, mon bras négligemment posé sur sa hanche. Putain, j’étais vraiment négligeant ce soir-là.

La suite de la soirée fut assez floue.

Je revois Raphaël prendre la cuite de sa vie (mais garder assez de jugeotte pour comprendre que l’assistance au devoir n’était finalement peut-être pas la technique d’approche la plus efficace concernant Sandrine Eclair).

Et puis, je revois les quelques échanges glaciaux que j’eus avec lui par la suite avant qu’il ne disparaisse dans les méandres des trajectoires qui divergent.

Je me souviens maintenant. Tout est plus clair.

Nous nous détestions un peu.

Depuis cet épisode, il me voyait comme un rival. S’il avait su qu’on ne pouvait pas faire plus puceau que moi à l’époque, il se serait moins inquiété, mais je n’étais pas prêt à avouer que, moi non plus, je ne connaissais pas beaucoup de techniques d’approche et que le milieu féminin m’était aussi étranger qu’un peigne l’est à un extra-terrestre chauve.

Je me reconnectai péniblement à la discussion pour entendre le Raphaël d’aujourd’hui me dire qu’il s’était mis au théâtre.

La discussion était presque agréable et il m’apparaissait tout à fait sympathique désormais.

Mais en moi, la seule chose que j’entendais est cette phrase qui tournait et retournait :

« Si tu crois que c’est en faisant du théâtre que tu vas te taper Sandrine Eclair ! ».

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