Le parfum de Fleur et l’algorithme

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J’ai entendu parler de Fleur Pellerin grosso merdoque trois fois ces derniers mois. C’est pas lourd mais d’un autre côté, je ne suis pas forcément non plus l’actualité de manière très assidue (j’ai déjà mon lot de malheur dans la vie, merci bien).

La première fois, elle avouait qu’elle ne lisait pas – c’était au sujet de Patrick Modiano, rappelez-vous.

Bon. Moi je sais pas, mais quand même… lire, c’est comme tomber amoureux, non ? T’as toujours le temps (et puis, elle va jamais faire caca ?). En tout cas, si ce qu’elle dit est vrai, franchement je la plains un peu (même si je suis admiratif de son transit).

La deuxième fois, c’était dans une séquence ridicule au Petit Journal où les équipes du magazine tv l’accompagnaient dans son bureau. On avait l’impression qu’elle y entrait pour la première fois. Elle ne savait pas ce qu’il y avait sur les étagères, semblait découvrir les peintures accrochées au mur, était incapable de démarrer le moindre appareil pour lire un disque ou un DVD. Elle avait l’air complètement abrutie et perdue. C’était pour tout dire assez pathétique.

Donc, si je résume : la pauvre n’a ni le temps de lire, ni le temps de regarder un DVD dans son bureau (j’espère qu’elle a au moins le temps d’aller à la machine à café, sinon, sa vie doit être un enfer).

La troisième fois, c’était dans un reportage sur le président de la République. Une caméra qui s’était fait un peu oubliée la filmait, elle, entourée de Flanby et Valls, en petit conciliabule. Ils évoquaient la prise de poste de Fleur et cela donnait l’impression qu’elle avait été parachutée sur cette mission sans y avoir été préparée, sans savoir ce qu’on attendait d’elle. Manu et François lui donnaient des conseils pour être ministre de la culture (« Va voir Jack Lang, il a plein d’idées, puis tape-toi tous les spectacles et dis aux gens que ce qu’ils font c’est bien », lui disaient-ils en substance). Elle n’avait plus seulement l’air abrutie, elle avait l’air totalement à l’ouest.

 

Aujourd’hui, c’est la quatrième fois. Et c’est à l’occasion d’un discours lors des 24èmes rencontres cinématographiques de Dijon… d’il y a un an.

Ben oui, les réseaux sociaux sont comme ça : sporadiquement, ils régurgitent des articles qui nous avaient échappés, glissant entre les mailles du filet de notre attention, comme des petits spasmes informatifs, petites bulles d’air coincées dans l’immensité du Web. Est-ce un acte délibéré d’une entité quelconque, quelque part, décidant que Fleur en a pas encore assez pris sur le coin de la tronche ? C’est une hypothèse à ne pas écarter, mais avant de nous soucier de la raison de ce spasme, intéressons-nous au fond (ça nous changera).

 

 

Qu’est-ce qu’elle raconte ?

Bon alors, je vais pas vous mentir, j’étais assez énervé en lisant l’article qui rapportait ses propos et donc, je me suis tapé son discours de 20 minutes, histoire d’avoir la parole ministérielle sans filtre (ou tout du moins, juste les miens).

Fleur commence doucement en rappelant son engagement en faveur des créateurs et en vantant le modèle de financement français (ça part bien, il faut dire que question financement du cinéma, on est un modèle du genre). Dès le début, on se dit quand même qu’elle utilise souvent le mot « économie », ou encore « acteurs de la chaîne de valeur » (et pas acteur au sens artistique du terme), de même qu’elle remplace plusieurs fois le mot « films » par « contenus », ou « spectateurs » par « consommateurs ». Ce petit glissement sémantique frappe dès le début et on se demande si elle est consciente qu’elle parle à un parterre de professionnels du cinéma (et non pas à un parterre de fleurs, ha ha).

Après, elle enfonce des portes ouvertes concernant la « lutte contre le piratage ». Bref, rien de nouveau, dire qu’il faut légiférer sur le piratage, c’est comme de dire qu’il faut réparer une fuite quand c’est inondé dans la salle de bain, ça mange pas de pain. C’est après que cela devient intéressant (ou plutôt consternant).

Visuellement déjà, on constate qu’elle ne lit plus ses fiches : elle part en impro (son conseiller en communication a déjà dû se suicider à l’heure où je vous parle). On constate qu’elle essaye de glisser quelques poncifs qui font plaisir à entendre (sur la nécessaire « prise de risque », sur le fait que bien entendu le gouvernement soutient « la création »), mais elle revient vite à son thème du jour : « la chaîne de valeur » et « le modèle économique ».

On comprend alors que si elle était ministre du Yaourt bio ou de la chaussette bulgare, ce serait un peu pareil pour elle. Finalement, tout ça, ce sont des trucs qu’on essaye de « vendre » à des « consommateurs » (ça tombe bien, dedans y’a « cons » et « mateurs », un vrai duo d’enfer).

Une fois que sa fiche est complètement tombée par terre, Fleur nous parle de « dissémination » (l’art serait-il un virus ?), de « facilité de processus de création » (finie la feuille blanche, avec internet, tout devient plus facile !), quant à la « profusion des contenus », mon Dieu, que dire ? si ce n’est qu’elle nous a perdus en route.

Le coup de grâce n’est pas loin et il est asséné avec l’arrogance du technocrate ne se sachant pas ignorant : « la ressource rare », dit-elle, « c’est l’attention des gens ».

On l’avait pas mieux exprimé depuis le fameux « temps de cerveau disponible »…

 

C’est que Fleur, si elle se perd dans le champ lexical, sait s’entourer. Elle a même travaillé avec Jean Tirole, assène-t-elle fièrement (ça me rappelle un peu la pub où l’on moquait un Alain Prost qui conseillerait des savonnettes), et elle a potassé ses cours « d’économie de l’attention ». Attention, effectivement.

 

Nous y voilà. Le problème n’est plus la création, sa nécessité et donc son financement, mais bien sa viabilité économique. Et donc la façon de capter les gens et de leur faire financer cette même création, alors même que l’incipit du discours vantait le modèle français de financement… cherchez l’erreur !

On est tombé en plein paradoxe du trou de la sécu, le problème n’étant pas qu’il est normal d’investir dans l’éducation ou la santé, mais bien d’insuffler dans nos esprits rebelles que tout ceci a un coût et qu’il serait pratique que ce secteur s’autofinance.

Ben voyons.

Est-il plus bête pour un pays d’investir dans l’éducation et la culture plutôt que dans des guerres qui nous concernent moyennement ? Et d’ailleurs, demande-t-on à une guerre d’être rentable ?

 

La suite est à l’avenant : « Algorithme de recommandations (qui) aident le consommateur à faire le tri » (c’est beau, on a l’impression de travailler chez Google), « l’émergence d’offres fortes facilement identifiables par le public » (c’est vrai qu’il lui arrive de perdre le fil, le pauvre), « le contenu qui va les intéresser » (c’est qu’il faut intéresser le consommateur pour qu’il daigne payer), etc.

Ainsi donc, l’idée n’est plus de permettre à un public de découvrir, mais de faire « correspondre » l’offre et la demande. Car, c’est sûr, le public sait ce qui lui plaît, il a juste besoin qu’on l’aide à le trouver. Alléluia, on a ressuscité Adam Smith (ou alors, on a inventé « Adopte une œuvre.com », va savoir).

Le spectateur a définitivement cédé la place au consommateur et la beauté se monnaye.

Le problème n’est finalement pas tant que le fond du discours soit totalement idéologique – d’idéologie libérale, est-il besoin de le préciser – et portée sur la chaîne de valeur et la transparence économique, mais bien qu’elle semble totalement ignorer la spécificité du marché culturel.

Je vous invite à écouter son discours (ici, à partir de 2h20) et à réaliser le test suivant : comptez le nombre de fois où elle cite le mot « économie » par rapport au mot « culture ».

 

Dès lors qu’elle ignore la spécificité du sujet en objet, la « diversité » n’est plus abordée que sous le terme de « niches », les acteurs ne sont plus que les éléments d’une « chaîne de valeur » et le modèle est avant tout « économique ». Les rares mots en faveur des spectateurs étrangement passifs ne sont plus que des poncifs qu’elle égrène comme des passages obligés (un peu comme le kayakiste passe les portes pour ne pas se faire éliminer directement).

 

Finalement, la question qui se pose est : à quoi sert un ministre de la culture ?

Quand on sait que son budget est inférieur à 1%, que les français sont plus pessimistes que les irakiens, que les migrants affluent et que le chômage n’est pas près de voir sa courbe s’inverser, une autre question mérite peut-être d’être ouvertement posée : a-t-on besoin de culture en temps de crise ?

 

Honnêtement, je n’ai pas la réponse quant à l’intérêt d’une Fleur au gouvernement. Mais j’ai le sentiment que c’est dans ces moments-là – de profonde mutation, de risque systémique – qu’on a besoin de culture. Quand un homme ouvre un livre, on est au moins sûr qu’il ne saisira pas une arme.

Eh oui, je dois être un doux rêveur car j’ai le sentiment qu’un artiste est moins néfaste qu’un soldat et assurément plus utile qu’un technocrate, car ce dont le monde souffre, à mon sens, c’est d’une absence d’ouverture (repli sur soi, individualisme, racisme sont les maux de notre siècle plus que l’absence de compétitivité et l’inefficience de la chaîne de valeur), c’est tout ce contre quoi la culture nous prémunit. Elle est au-delà de l’utilité, elle est essentielle.

La culture, c’est notre système immunitaire face à un monde de plus en plus absurde et qui nous échappe.

 

Fleur Pellerin démontre encore une fois qu’à force de mettre des gens sans aucune conviction à des postes clef, on évacue la pensée, on désintellectualise la fonction. Ces pantins ne sont plus porteurs d’un projet ou d’une vision, mais sont des exécutants. Oui, mais aux ordres de qui ? Quand un Emmanuel Macron indique qu’il aimerait bien voir les jeunes avoir envie de devenir millionnaires (je vais vomir, je reviens), on comprend qu’il a sombré du côté obscur de la farce et qu’il entend bien défendre une vision libérale du monde. Il est aux ordres d’intérêts privés et s’évertue à perpétuer un modèle inégalitaire mais qui, quelque part, l’a poussé au pouvoir. On n’approuve pas nécessairement – c’est un euphémisme – mais on comprend ses obsessions et on comprend surtout qu’il ne va pas mordre la main qui le nourrit. Cependant, dans le cas de Fleur, que recherche-t-elle ? Quelle est son obsession à elle ?

Mystère et boule de gomme. Le sait-elle seulement ?

Je ne sais pas si je lui souhaite de trouver la réponse à cette question, mais si elle pouvait aller réfléchir ailleurs qu’à la tête du ministère de la Culture, ce ne serait pas pour me déplaire.

 

Alors voilà, chère Fleur au parfum indéterminé, tu as été prise lors de ce discours en fragrant délit de la pire des ignorances : celle de la nécessité de culture dans toute civilisation – la nôtre ne fait pas exception à la règle de l’exception culturelle.

L’œuvre culturelle n’est pas un produit comme les autres, n’en déplaisent à tous nos éminents économistes et aux brillants algorithmes que les puissantes sociétés américaines mettent au point pour nous vendre plus.

Peu importe l’efficience de « la chaîne de valeurs », car si je ne suis pas certain de connaître le coût de la culture, chère ministre de la République, ce dont je suis persuadé, c’est qu’elle n’a pas de prix.

 

17 réponses à “Le parfum de Fleur et l’algorithme

  1. Oups !
    Je pense que je vais prendre un bouquin plutôt que de voir le discours de Fleur. 20 mn c’est trop long. Je risque de m’endormir alors que le dernier roman de Jeanne Benameur « Otages intimes »… hum… que c’est beau 😊

  2. Excellente analyse, bravo! Et j’ai bien ri en te lisant, cet article est à mettre dans les meilleurs crus jeanfabienesques. Toutefois, une petite chose heurte mon sens critique : oui, je pense que les Etats veulent des guerres car elles leur sont rentables!

  3. Pingback: Le monde de l’édition | Jean-Fabien, auteur sans succès·

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